Auteur : Pierre Georget, doctorant philosophie du Droit, Paris 2 Panthéon-Assas (le contenu du présent article n’engage que son auteur)
Le 20 novembre 2019 les 6ème et 7ème chambres de la section du contentieux se sont prononcées sur des recours en excès de pouvoir formés contre le Ministre de la transition écologique par les associations LPO et One Voice. Ces recours visaient les arrêtés ministériels du 24 septembre 2018, portant sur les quotas de chasse aux gluaux dans les départements successivement des Alpes de Haute Provence, du Var, du Vaucluse, des Alpes Maritimes et des Bouches du Rhône, et l’arrêté ministériel du 17 aout 1989 relatif aux conditions d’exercice de la chasse aux gluaux dans les 5 départements susnommés. Ce type de chasse à des fins de capture de grives et de merles vivants pour servir d’appelants est autorisé en dérogation de la directive « oiseaux » 2019/147/CE du 30 novembre 2009 et encadré par son article 9 paragraphe 1.
Les requêtes (425519, 425525, 425531, 425533, 425545 et 425732 à 425736) étant dirigés contre les mêmes décisions du Ministre, le Conseil d’Etat les joint pour statuer par une seule décision.
Cette décision aurait pu avoir la même teneur que les précédentes rendues sur le sujet. En effet, la LPO a déjà demandé par deux fois l’abrogation de l’arrêté du 17 août 1989 autorisant la chasse à la glu des grives et des merles ; cette requête ayant été rejetée à deux reprises par le Conseil d’État, par deux décisions du 16 novembre 1992 et du 28 février 2018. (C. Vial RSDA 2-2018 p. 121), le Conseil d’Etat n’a pas donné satisfaction à sa requête. Cette fois encore en sursoyant à statuer le Conseil d’Etat maintient le statut quo de la chasse à la glu, mais il saisit la demande subsidiaire formulée par la LPO de la transmission à la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle pour ouvrir la porte sur des conclusions éventuellement plus favorables aux défenseurs des oiseaux.
Alors que la demande de l’association Once Voice porte exclusivement sur l’abrogation des arrêtés annuels de définitions des quotas de prélèvement pour l’année 2018-2019, et sur l’annulation de l’arrêté de 1989 d’autorisation de la chasse à la glu pour les 5 départements du sud-est de la France, la LPO a quant à elle formulé deux requêtes subsidiaires.
Elle demande, d’une part, « la désignation d’un expert en vue de déterminer la proportion d’oiseaux autres que ceux autorisés à la capture par l’emploi de gluaux qui ont été accidentellement capturés dans des gluaux lors des dernières saisons de chasse », et sollicite d’autre part la transmission à la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle «relative à la conformité de la chasse aux gluaux autorisée par l’arrêté du 17 août 1989 relatif à l’emploi des gluaux pour la capture des grives et des merles destinés à servir d’appelants dans les départements … ».
Constance de l’argumentation des juges administratifs
Les requêtes de LPO et de One Voice se plient à la contrainte de toute requête devant le juge administratif d’avoir à faire valoir des moyens tenant aux légalités externes et internes des décisions. Pour les premiers les associations se prévalent des articles I et II de l’article L. 123-19-1 du code de l’environnement pour contester la régularité des consultations publiques faites avant la publication des arrêtés. Ces moyens sont écartés sur la base des pièces établissant la consultation et la rédaction d’une note de synthèse sur son résultat.
Sur les moyens de légalité interne les juges rappellent les conclusions de leurs arrêts précédents sur la même question : les arrêtés de définitions de quota de prélèvements résultent de l’arrêté d’autorisation du 17 aout 1989, qui lui-même est encadré par les dispositions de l’article L. 424-4 du code de l’environnement concernant le recours limité au mode de chasse consacré par les usages traditionnels. Le moyen ne peut qu’être écarté, la loi faisant écran à tout jugement sur la décision administrative.
Plus déroutant la contestation de la légalité de l’article L. 424-4 du code de l’environnement, en ce qu’il méconnaît les dispositions de la Charte de l’environnement en son article 6 en permettant l’utilisation des modes et moyens de chasse consacrés par les usages traditionnels qui seraient contraires au développement durable, à la protection et à la mise en valeur de l’environnement et au progrès social. Mais un tel moyen concernant la légalité d’une loi au regard du bloc constitutionnel doit faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité et doit être présenté selon un formalisme qui lui est propre, défini à l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil Constitutionnel. Ce moyen n’est en conséquence pas recevable par le juge administratif.
Concernant le moyen de non-conformité des arrêtés fixant les quotas pour 2018-2019 à la code de l’environnement en son article L110-1, le Conseil d’Etat constate que lesdits quotas ne sont que de 42500 grives et merles dans 5 départements contre 78000 pour la campagne 2017-2018. En conséquence les juges ne peuvent qu’acter que « les dispositions des arrêtés attaqués ne méconnaissent pas le principe de non-régression énoncé au 9° du II de l’article L. 110-1 du code de l’environnement ».
Toujours à propos du l’article 110-1, One Voice fait valoir l’utilisation de « dispositifs cruels » dans la chasse à la glu en contradiction avec le principe de « meilleurs techniques disponibles ». Les juges écartent pour irrecevabilité ce moyen en ce que les arrêtés ne concernent pas la technique mais le nombre maximum de captures ; la technique par elle-même étant autorisée de façon dérogatoire et strictement encadrée par l’article L424-4 du code de l’environnement.
Jusque-là, le raisonnement du Conseil d’Etat est fidèle à celui qu’il a tenu dans ses deux arrêts précédents. C’est sur la question de conformité des décisions attaquées vis-à-vis du droit européen que les juges vont donner des signes d’une possible inflexion de leur jurisprudence.
Une interprétation plus stricte de la directive « oiseaux »
La LPO et One Voice font valoir la non-conformité de l’arrêté du 17 aout 1989 aux dispositions de l’article 9§1 de la directive « oiseaux » de 2009.. La teneur de celui-ci est la suivante :
« Article 9
- Les États membres peuvent déroger aux articles 5 à 8 s’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante, pour les motifs ci-après:
a) — dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques,
— dans l’intérêt de la sécurité aérienne,
— pour prévenir les dommages importants aux cultures, au bétail, aux forêts, aux pêcheries et aux eaux,
— pour la protection de la flore et de la faune;
b) pour des fins de recherche et d’enseignement, de repeuplement, de réintroduction ainsi que pour l’élevage se rapportant à ces actions;
c) pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées et de manière sélective, la capture, la détention ou toute autre exploitation judicieuse de certains oiseaux en petites quantités. »
Les deux points soulevés sont ceux de l’existence ou non « d’autre solution satisfaisante » et du caractère « sélectif » des captures. Ces questions ont fait l’objet de deux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, le premier le 9 décembre 2004 C-79/03 Commission contre Royaume d’Espagne à propos de la chasse au « parany » dans la région de Valence (capture et mise à mort de grives et merles au moyen de gluaux) et l’autre le 21 juin 2018 C – 557/15 Commission contre République de Malte à propos de la chasse au « Clap net » (capture d’espèces de fringilidés, famille des passereaux, pour les garder en captivité et les utiliser comme appelants et pour se divertir de leurs chants). Dans les deux cas la Cour délivre une interprétation très restrictive des conditions de dérogation. Elle examine in concreto les techniques, les conditions, les objectifs et l’importance des captures par rapport à la population sur les territoires concernés.
Dans l’affaire espagnole concernant le caractère sélectif de la chasse au « parany », les juges européens constatent que la proportion d’espèce d’oiseaux pris dans la glu et non inclus dans la dérogation va de 1,24 à 4, et concluent à juste titre que la technique ne peut pas être dite sélective.
Dans l’affaire maltaise les juges condamnent la République de Malte au motif que les doubles filets, appelés clap nets, utilisés pour la capture des fringilidés sont d’une taille si importante (38 m²) que cela rend fort probable la capture d’autres espèces. Mais la Cour ajoute une condition supplémentaire, l’Etat membre doit s’assurer que des dispositions sont prises pour « libérer sans dommage sérieux » les oiseaux n’appartenant pas aux espèces chassables.
Sur ce point il sera sans doute difficile pour le Ministre de la transition écologique français d’apporter la preuve de l’absence de dommage aux oiseaux capturés. Les pattes et les plumes des oiseaux relâchés dans la technique de chasse à la glu sont nettoyées avec des diluants, et le stress qui leur est causé est tel qu’il est peu probable qu’ils puissent survivre à cette épreuve selon la Note de synthèse concernant les effets de l’usage de la Glu chez les oiseaux publiée par le CNITV (Centre National d’Informations Toxicologiques Vétérinaires).
Enfin sur le point de savoir s’il n’existe pas « d’autre solution satisfaisante » pour réaliser les objectifs déclarés des chasses dérogatoires, la cour demande que l’Etat membre en apporte la preuve. Ainsi pour la République de Malte, la Cour constate que «le seul but (est) de maintenir les oiseaux en vie pour leur chant, pour servir d’appelant ou pour l’élevage en captivité ». Les juges en déduisent que l’élevage des frigilidés serait une solution alternative satisfaisante et que Malte n’apporte pas la preuve que ce ne soit pas possible.
De même pour le royaume d’Espagne, l’objectif annoncé étant qu’il s’agit de protéger les cultures, les juges s’étonnent de ce que la chasse au tir ne soit pas considérée comme une solution alternative moins cruelle et plus sélective que le gluau. l’Etat espagnol échoue à démontrer que tel n’est pas le cas.
Il sera intéressant de lire l’argumentation de la France quand elle sera confrontée à la solution de l’élevage des grives et des merles comme alternative à la technique de la chasse à la glu. En effet, s’il s’agit de capturer des oiseaux vivants pour les utiliser comme appelants lors de chasse à tir postée, il serait tout aussi judicieux d’en organiser l’élevage.